Quand « Les Trois Mousquetaires » se fondent dans la culture Web


« A tous ceux qui soutiennent que l’œuvre d’Alexandre Dumas père avait grand besoin “d’être dépoussiérée”, “modernisée”, nous aimerions vous toucher deux mots, derrière le couvent des Carmélites, à midi, 13 heures et 14 heures. Amenez vos témoins. » C’est par une provocation en duel – qui fait directement référence à celle que d’Artagnan et les trois Mousquetaires se lancèrent dans le roman-feuilleton de 1844 – que les membres des Dumariolles, communauté en ligne d’amateurs de l’auteur, entament leur manifeste.

Athos et d’Artagnan ne sont-ils vraiment qu’amis ? Plus qu’un « gros rigolo », Porthos n’est-il pas surtout un « sugar baby fashionista » ? Aramis aurait-il pu être fan de Beyoncé ? Depuis deux ans, les Dumariolles étudient avec sérieux mais multiplient non sans humour ni panache les discussions, illustrations et écrits en hommage aux quatre héros dumasiens. En avril, dans le 13e arrondissement de Paris, il fallait même faire la queue pendant plus d’une heure pour espérer passer une tête au vernissage de leur exposition-vente titrée « L’Avant-Garde », qui mettait à l’honneur des œuvres produites par les artistes du groupe.

Une exploration centrée sur les personnages

Né autour de l’été 2021 sur un groupe Messenger avant de devenir un petit salon littéraire 2.0, sur un serveur Discord l’année suivante, les Dumariolles rassemblent au début une poignée d’artistes épris des Trois Mousquetaires et de ses suites, Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne. « Je participais déjà à des communautés de fans de littérature romantique et de romans historiques et je souhaitais relire Le Comte de Monte-Cristo. Mon amie, la scénariste Rutile, m’a alors vivement conseillé de lire avant cela Les Trois Mousquetaires. J’en parlais beaucoup sur mes réseaux et j’ai fini par entraîner quelques amis de l’école des Gobelins », raconte Juliette Brocal, character designer dans l’animation et bédéiste.

Avec Rutile et l’illustratrice Manon Cansell, elles finissent par réunir un noyau dur d’une vingtaine d’artistes. Des créatrices trentenaires, pour nombre d’entre elles professionnelles de la bande dessinée, de l’illustration et de l’animation. « On vient [aussi] de différents fandoms [cercle de fans] où l’on cultive énormément l’aspect transformatif de nos passions avec l’écriture de fanfictions ou la réalisation de fanarts », précise Juliette Brocal. Quand on tient salon chez les Dumariolles, c’est donc à coups de mèmes, de débats à fleurets mouchetés pour déterminer par exemple quel acteur incarne le mieux Richelieu ou évoquer des personnages secondaires comme Mordaunt, le fils tragique de Milady, et Raoul, progéniture contestée d’Athos.

« Aramis Thirst Trap », par Edouard Trefert.

Dans la culture de fan en ligne et la fanfiction, une grande partie de l’exercice consiste en effet à prêter des relations à des personnages indépendamment de ce qu’avait choisi l’auteur ; d’extrapoler des détails et tisser des récits dans les interstices laissés vacants par les créateurs originaux. A l’instar de l’amitié indéfectible entre Athos et d’Artagnan, que nombre de Dumariolles préfèrent lire comme une relation amoureuse. « Si l’on relit Athos comme un homosexuel au placard plutôt que comme un gros misogyne, cela explique beaucoup plus ses actes dans le roman et son comportement envers sa femme. Sa dimension en sera beaucoup plus puissante », défend par exemple Rutile.

« Ce n’est pas l’aspect aventures ou action qui nous intéresse chez Les Trois Mousquetaires, j’en ai même un peu ma claque de l’affaire des ferrets, que l’on a vue et revue, raconte-t-elle. Au contraire nous préférons nous concentrer sur la psychologie des personnages et les drames entre eux ; Dumas a décrit des protagonistes riches et complexes. » A partir de cela, « on peut imaginer et travailler énormément de choses, transposer leurs traits de personnalité dans des situations différentes », assure-t-elle.

Représentation d’une scène entre d’Artagnan et Athos par l’artiste Lou, tirée du roman de Rutile.

En témoigne La Confusion des sentiments et autres titres de films français, roman pastiche autopublié par la scénariste, dans lequel nos bretteurs vivent dans les années 2020 et entretiennent entre eux des relations amoureuses et érotiques. Les Dumariolles revendiquent une liberté d’interprétation qui, sans dénoter avec le matériau d’origine, « met en valeur les femmes, les personnes racisées, et les thématiques LGBT », selon son manifeste.

Pour une autre vision de la masculinité

La dernière adaptation au cinéma de l’œuvre de Dumas, par Martin Bourboulon, dont le deuxième volet, Milady, sort mercredi 13 décembre, n’a donc pas vraiment eu l’heur de séduire les Dumariolles. Ce diptyque qui « entend revisiter le film de cape et d’épée en lui apportant une touche de modernité », selon La Croix, et dont le premier opus « ramène le genre vers la gaieté et l’humour, dans un esprit boy-scout solidaire et blagueur, mâtiné d’une virilité sensible entre beaux gosses du canal Saint-Martin », d’après la rubrique cinéma du Monde, est même aux antipodes de leur philosophie.

« Le film de Martin Bourboulon est une bataille pour la masculinité contemporaine alors que Dumas, qui a fait des Trois Mousquetaires un récit sur la mort de la chevalerie et d’un certain idéal masculin, proposait une vision plus intéressante et moderne, avance Rutile. Les Mousquetaires sont beaux comme des dieux mais ne sont pas des parangons d’héroïsme et de moralité, bien au contraire. » Pour les Dumariolles, Dumas est certes très aimé, mais souvent mal aimé. A ce nouveau blockbuster, leur cercle préfère largement The Musketeers, une série de la BBC datant de 2014, ou encore la BD Milady de Winter, d’Agnès Maupré.

Au sein des fans des Mousquetaires – le site Pastiches Dumas recense des centaines de fanfictions et adaptations sur des décennies –, l’approche des Dumariolles séduit de plus en plus : leur serveur Discord accueille aujourd’hui autour de deux cents membres, francophones ou anglophones, venus de différents pays, qu’ils soient spécialistes ou nouveaux convertis. Les Dumariolles, eux, espèrent désormais s’atteler à tout le « dumasverse » et explorer les autres romans tels que Le Comte de Monte-Cristo ou La Reine Margot.



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